Ruy Blas, acte V scène 3, vv.2133-2154, Hugo – analyse linéaire

Ruy Blas brandissant son épée contre Don Salluste

DON SALLUSTE, se penchant à son oreille et lui présentant une plume.

Allons ! Qu’est-ce qu’une couronne ?

Vous gagnez le bonheur, si vous perdez le trône.

Tous mes gens sont restés dehors. On ne sait rien

De ceci. Tout se passe entre nous trois.

Essayant de lui mettre la plume entre les doigts sans qu’elle la repousse ni la prenne.

    Eh bien ?

La reine, indécise et égarée, le regarde avec angoisse.

Si vous ne signez point, vous vous frappez vous-même.

Le scandale et le cloître !

LA REINE, accablée.    

Ô Dieu !

DON SALLUSTE, montrant Ruy Blas.

César vous aime.

Il est digne de vous. Il est, sur mon honneur,

De fort grande maison. Presque un prince. Un seigneur

Ayant donjon sur roche et fief dans la campagne.

Il est duc d’Olmedo, Bazan, et grand d’Espagne…

Il pousse sur le parchemin la main de la reine éperdue et tremblante, et qui semble prête à signer.

RUY BLAS, comme se réveillant tout à coup.

Je m’appelle Ruy Blas, et je suis un laquais !

Arrachant des mains de la reine la plume, et le parchemin qu’il déchire.

Ne signez pas, madame ! – enfin ! – je suffoquais !

LA REINE.

Que dit-il ? Don César !

RUY BLAS, laissant tomber sa robe et se montrant vêtu de la livrée ; sans épée.

Je dis que je me nomme

Ruy Blas, et que je suis le valet de cet homme !

Se retournant vers don Salluste.

Je dis que c’est assez de trahison ainsi,

Et que je ne veux pas de mon bonheur ! – merci !

– Ah ! Vous avez eu beau me parler à l’oreille ! –

Je dis qu’il est bien temps qu’enfin je me réveille,

Quoique tout garrotté dans vos complots hideux,

Et que je n’irai pas plus loin, et qu’à nous deux,

Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme.

J’ai l’habit d’un laquais, et vous en avez l’âme !

Introduction

Amorce : nom de Ruy Blas. Ruy = diminutif de Rodrigue, personnage du Cid qui se démarque par ses qualités morales. Blas = nom très commun. Dans cette scène, le sens du nom « Ruy Blas » prend tout son sens…

Présentation du texte : Ruy Blas, avant-dernière scène du célèbre drame romantique de Victor Hugo.

Bref résumé : la reine s’apprête à choisir la renonciation au trône pour s’enfuir avec celui qu’elle aime : Ruy Blas… mais Ruy Blas a fait semblant d’être un seigneur, Don César, chose que la reine ignore. Don Salluste pousse la reine à signer une lettre, qui lui permettrait ce départ, mais Ruy Blas a le courage d’avouer qu’il n’est qu’un valet.

Projet de lecture : comment la révélation de Ruy Blas sur sa véritable identité fait-elle de lui un personnage digne et vertueux ?

Découpage : 1er mouvement v.2133-2142 : le dilemme de la reine entre amour et couronne qui pousse Ruy Blas à se révéler. 2nd mouvement v.2143-2154 : la révélation de Ruy Blas sur sa véritable identité.

Premier mouvement : le dilemme de la reine qui pousse Ruy Blas à avouer sa véritable identité

V.2133-38 : Ouverture avec des rimes sémantiques qui mettent en valeur un des enjeux de la scène : « couronne », « trône », donc le pouvoir.

V.2134 : structure en parallélisme qui exprime le dilemme de la reine en opposant pouvoir et bonheur.

V.2135-36 : trimètre hugolien (les douze syllabes de l’alexandrin sont réparties selon le modèle 4/4/4). L’enjambement brise le rythme la régularité et suggère un désordre à venir.

L’instabilité est ménagée par plusieurs procédés :

– le vers 2133, donc celui qui ouvre la réplique exprimant le dilemme, est partagé entre Don Salluste et la reine. Le rapide échange par stichomythies coupe le vers censé apporter le dénouement (que la reine signe la lettre), ce qui crée un effet d’attente ;

– les nombreuses didascalies qui interrompent la réplique de Don Salluste marquent cette instabilité, un manque de fluidité qui mime l’incertitude quant au dénouement. Il y a donc un jeu de gestes, qui plus s’opposent (Don Salluste veut que la reine signe, celle-là hésite), qui ne limite pas l’instabilité à la simple parole ;

– enfin, le vers 2138 est à nouveau partagé entre Don Salluste et la reine, preuve de la confrontation qui perdure.

V.2139-42 : Don Salluste ironise sur la condition basse de Ruy Blas (encore inconnue de la reine) la mettant en contraste avec celle de César (qui d’ailleurs fait bien sûr référence à l’empereur) : « digne », « honneur », « fort grande maison », « prince », « seigneur », « donjon », « fief », « duc » etc.

Cette ironie vire à l’humiliation de Ruy Blas, qui ne peut bien sûr rien dire. L’expression « grand d’Espagne », ironique, agit comme une provocation, puisque Ruy Blas s’est opposé aux « grands d’Espagne » pendant la pièce.

            Second mouvement : l’aveu de Ruy Blas fait de lui un homme digne et vertueux

V.2143-2144 : la didascalie « comme se réveillant tout à coup » suggère déjà un renversement. En effet, le lecteur peut l’associer à la fin d’un rêve où l’on revient à la réalité.

Le vers 2143 révèle sans détour ce que Ruy Blas cachait jusqu’à lors à la reine. La simplicité de ce vers contraste avec les accumulations de la réplique précédente, où Don Salluste vantait les titres imaginaires de Ruy Blas.

Le vers 2144 est irrégulièrement coupé, ce qui anticipe des difficultés à venir.

V.2145 (début) : le fait que la reine ne s’adresse qu’indirectement à Ruy Blas (par le pronom « il ») indique une forme de mise à distance, comme si elle ne voulait entendre la vérité. Le vers se coupe sur « Don César », nom qui rappelle bien sûr le célèbre empereur et qui contraste avec Ruy Blas, nom populaire : « Ruy » est un diminutif du prénom « Rodrigo » et « Blas » est un nom répandu, comme le seraient « Gonzalez » ou « Fernandez » aujourd’hui.

La didascalie entre les deux morceaux du vers a une symbolique forte : Ruy Blas se sépare de sa « robe » et de son « épée », en somme ce qui incarnait sa noblesse (factice) et son pouvoir.

V.2145 (fin)-2154 : la fin du vers anticipe plus de précisions sur ce que Ruy Blas a annoncé au vers 2143. En se « nommant », Ruy Blas passe d’une identité à une autre. La personne qu’il est repose avant tout sur ce qu’incarne et non son nom, voir analyse de la première partie du vers.

V.2146 : rétablissement de la hiérarchie sociale. Périphrase pour ne pas nommer Don Salluste.

V.2147-48 : dans ces vers, Ruy Blas annonce explicitement renoncer à son « bonheur » à cause de sa « trahison ». La formule « je dis que » est reprise trois fois en anaphore, ce qui donne de l’épaisseur à son discours, et même une forme de solennité.

V.2149-50 : « je me réveille » fait probablement écho à la didascalie « comme se réveillant tout à coup », comme si l’indication scénique avait enfin une portée sur le personnage.

V.2151-52 : le vers 2152 sonne ainsi qu’une sentence : le verbe au futur proche « irai » prend une valeur presque oraculaire, indiquant le retour à la véritable identité. A l’exception du verbe, les mots sont monosyllabiques, créant une certaine violence et une difficulté à lire comme à dire.

V.2153-54 : le vers 2153, Ruy Blas s’en prend à Don Salluste et dénonce le lien qui l’unit à lui : il est son inférieur.

Dans le vers 2154, Ruy Blas exprime sa valeur morale sous forme d’une pique envers Don Salluste. La structure chiasmique (« habit (…) laquais (…) en (…) âme ») souligne le fait que sa belle « âme » ait plus d’importance que sa condition de « laquais ».

Conclusion

Rappel des axes : on a vu que 1) l’enjeu de la scène repose sur une décision que la reine ne peut prendre en pleine connaissance de cause (elle ignore que Don César est en réalité Ruy Blas) 2) Ruy Blas renonce à s’enfuir avec celle qu’il aime car il n’est pas celui qu’elle pense, se montrant en homme digne et vertueux.

Proposition d’ouverture : cette pièce s’inscrit dans la continuité d’un renouvellement des formes théâtrales et des rôles types, dont l’un des chefs de file est Beaumarchais. On peut ainsi comparer le personnage de Ruy Blas à celui de Figaro (Le mariage de Figaro), dans la mesure où les deux incarnent une idée morale et intellectuelle en rupture avec le valet farceur et plaisantin à la Scapin du classicisme.